L’un de nos amis J.E.A.N. vient de nous quitter, brutalement. Notre peine est grande, comme le vide que Michel Barraud laisse. C’était un ami de la première heure, plein d’humour et de gaieté, nous racontant force anecdotes et souvenirs du temps de l’immédiat après-guerre. Longtemps Président de l’association suisse J.E.A.N. , il siégeait toujours comme conseiller dans le Comité de l’association, en France. En hommage à Michel Barraud, nous reproduisons ci-dessous un article paru en 2003 dans le Bulletin J.E.A.N., où il traite du troisième temps de la pensée créatrice, le temps d’abandon.
De l’abandon
De quel abandon voulons nous parler ? Il ne s’agit pas ici de se défaire d’un bien matériel, par exemple d’un chien devenu encombrant alors que son propriétaire s’apprête à prendre l’avion pour partir en vacances. Celles et ceux qui ont suivi les Etudes J.E.A.N. comprendront aisément ce que je me propose de développer dans les lignes qui suivent. Il s’agit d’une attitude à observer concernant une intention, un désir, un projet, une ambition dont la réalisation nous tient à cœur. Quand ici je dis « nous », je ne pense pas à une catégorie particulière de personnes dont je ferais partie, mais à tout un chacun.
Pour réaliser un but, on vous répètera à l’envi qu’il faut y mettre du sien, qu’il faut s’impliquer, qu’il faut s’engager et entreprendre une ou des actions bien suivies sans se laisser rebuter, ce qui sous-entend la durée, et revient à dire qu’il faut de la volonté. Cette faculté, nous dit le « Robert », est considérée comme une qualité individuelle de fermeté dans la décision, et de constance dans l’exécution, comme une somme d’énergie plus ou moins grande donnée à chacun. Et d’invoquer à la rescousse les qualités voisines de courage, de caractère, de fermeté, de cran, de résolution, de ténacité et d’opiniâtreté. Certes il en faut et nous en avons toujours besoin car l’indolence et l’irrésolution sont préjudiciables. Cependant il est des cas où la volonté personnelle, malgré ou à cause de son entêtement, n’aboutit pas et produit même affrontement, conflit, et épuisement. Un penseur dont j’ai oublié le nom, lance cet avertissement : « Maintenant qu’à coups de tête tu es passé à travers le mur, que feras-tu dans la cellule d’à coté ? »
Pour vouloir, il nous faut tout d’abord éprouver un besoin, laisser venir et rassembler des idées en vue de le satisfaire, ajuster ces mêmes idées en fonction du but et de la situation. L’idée du but est déterminante parce qu’elle détermine les moyens et les voies de sa réalisation ; cela même à notre insu car, et c’est là un apport essentiel de Marc Rohrbach à la pensée J.E.A.N., la pensée une fois éclose ou formulée, acquiert une certaine autonomie, surtout quand elle vise un devenir. Elle possède un dynamisme propre, telle une graine qui germe et se développe, ou comme un messager, voire un négociateur. Encore faut-il lui faire confiance et la libérer pour qu’elle puisse accomplir sa mission convenablement. C’est la qu’intervient ce que les amis J.E.A.N. appelle l’abandon. Il ne s’agit pas d’un désintérêt, d’une désaffection ou de la peur de payer un prix trop élevé. Il s’agirait plutôt d’accepter d’emblée, sans conditions, spontanément et d’humeur égale tout ce qui surviendrait à soi-même concernant l’objet souhaité.
Dans ce contexte la volonté n’est plus une tension permanente vers un objectif : elle ne s’exerce plus dans l’action, ou très épisodiquement, car elle est en quelque sorte remplacée par la disponibilité. Pour reprendre l’idée de Marc (1), la volonté ne doit intervenir que pour opérer un choix et arrêter une décision. « La volonté est ainsi l’instrument qui nous permet d’assumer nos devoirs de liberté et de création en sélectionnant les motivations et déterminismes auxquels il suffira d’obéir ensuite, l’obéissance étant dans ce cas un droit et non un devoir. »
Il n’est pas évident ni toujours facile de pratiquer l’abandon. La peur d’échouer, la peur de perdre quelque chose, la peur de l’inconnu, constituent des obstacles. L’ abandon est corrélatif d’une détente du moi. Sur ce dernier point, la relaxation musculaire et la méditation sont des aides précieuses. Mais, nous dit Marc : « ce conflit sans issue ( causé par la peur engendrant des ruminations stériles) est inévitable aussi longtemps que subsiste chez l’homme l’illusion d’être uniquement une personne séparée, alors qu’il est également un être non séparé du réel universel. »
Pour terminer, je vous fais part en écho des lignes suivantes dues à la plume de Jean Maisonneuve (2) : « …Car il nous paraît …que l’espoir est un bond hors de l’égocentrisme primitif du désir. Celui-ci est avant tout tendance à posséder. Plus il devient conscient et lucide, mieux il suppute les moyens d’obtenir cette possession…L’espérance au contraire est une disponibilité, une détente du moi ; elle néglige les désirs immédiats, non pour avoir davantage, ce qui serait une forme de calcul, mais par abandon à la grâce du destin, ce qui est une forme de confiance.
« …Or l’homme qui espère ne cherche pas d’abord à se barder contre les coups du destin ; il accepte les souffrances comme une épreuve transitoire ; il ne s’y refuse pas, mais il ne tire pas gloire de les subir et de les surmonter ; il sent qu’il n’est pas fait pour la souffrance mais pour la joie et il attend sans impatience son heure de joie ; il se réserve pour elle.
« …Nous estimons qu’avant d’être une vertu, l’espérance est un sentiment – un sentiment spontané, sans rien de crispé, de tendu ; elle a comme l’insouciance de la jeunesse, son mélange d’initiative et d’abandon.. .Nous sommes désormais en mesure de la définir avec E.Mounier : une attente confiante et exempte d’avidité… »
(1) Marc Rohrbach, 1975, L’Eveil spirituel.
(2) Jean Maisonneuve, 1948, Les sentiments, PUF, collection Que sais-je ?